LA PASSION SE NOURRIT DE L’OBSTACLE (D. de Rougemont)

Publié le par Lucrezia

Le sujet du jour va nous emmener vers la lointaine époque de l’amour courtois par le biais de l’admirable ouvrage de Denis de Rougemont : "L'amour et l'Occident".  Rassemblez vos connaissances historiques et littéraires, nous voici parties pour un petit voyage dans le temps et l’histoire des mentalités.

 

Il y a quelque temps, j’avais eu avec Marie un échange de vue sur le sujet de la pérennité du sentiment amoureux et plus particulièrement de la passion.  Toutes, nous savons que l’état passionnel est par nature éphémère et ne résiste pas à l’usure du temps.  Cette période euphorique d’aveuglement, où l’on ne voit que les qualités de l’autre, n’est que le premier stade de l’amour.  Nous voudrions prolonger cet état perpétuellement et vivre dans l’exaltation, cœur battant à 300 à l’heure, soleil dans la tête, âme transcendée.  Nous voulons partager chaque minute avec l’élu.  Grossière erreur !  Car le quotidien vécu en commun va fatalement marquer la fin de cette période d’idéalisation, bientôt suivie par une période de déception, d’attiédissement, de retombée des sentiments où l’on voit enfin l’autre tel qu’il est, à savoir un être humain et non un dieu descendu sur terre pour combler nos désirs.

 

A ce stade, ça passe ou ça casse.  Soit on découvre chez l’autre une correspondance d’âme et d’aspiration qui va permettre de bâtir une autre forme d’amour, plus calme, plus raisonnée, plus profonde aussi, car basée sur une meilleure connaissance et acceptation de l’autre dans son intégrité.  Soit la déception va se révéler insurmontable et le cœur va repartir très vite en quête de nouvelles émotions, elles aussi vouées à la fugacité.  Mais l’être humain a ceci de bien que sa passion est toujours originelle, nouvelle, essentielle et que face à elle, le passé n’a bientôt plus d’existence.

 

La passion perpétuelle, voilà ce qui nous fait vibrer.  Cette conception héritée de l’amour courtois a traversé les siècles en ligne droite pour s’inscrire dans notre patrimoine mental et nous voulons aveuglément ignorer que la passion ne peut survivre à son accomplissement.  Nous rêvons aux couples mythiques en occultant la donnée la plus essentielle : leur passion s’est nourrie des obstacles et n’a pu perdurer que grâce à eux.  Un bref récapitulatif s’impose :

 

Roméo et Juliette : le mythe par excellence de la passion impossible qui ne peut mener qu’à la mort des amants.  Imaginez un instant que les familles Capulet et Montaigu, soudain pénétrées d’une sagesse inattendue, se réconcilient et pour sceller cette nouvelle alliance, décident d’unir leurs deux rejetons.  Combien de temps croyez-vous que la passion va continuer à enflammer ces deux êtres ?  Plus d’escalades secrètes jusqu’au balcon de Juliette.  Plus de rossignol qui annonce trop tôt le lever du jour.  Plus d’instants si précieux arrachés à la cruauté du monde.

 

Tristan et Iseult : l’exemple même de la fatalité de la passion et de l’impossibilité d’y échapper représentée par le philtre qu’ils boivent par erreur ou par intention ( ?).  Supprimez le roi Marc, les ruses pour ne pas laisser ses empreintes dans la farine, la dormition dans la forêt avec l’épée symbolique entre les amants et vous verrez que voilà encore une histoire qui va tourner court.  Et très vite, le chèvrefeuille et le coudrier vont dénouer leurs branches pour aller chercher fortune ailleurs.  Pour rappel et parce que c’est vraiment très beau, Tristan tient à Iseult un discours du genre : « Iseult, il en est de nous deux comme le chèvrefeuille qui s'enroule autour de la branche du coudrier : une fois qu'il s'y est attaché et pris, tous deux peuvent bien durer ensemble, mais si on veut les séparer, le chèvrefeuille meurt en peu de temps et le coudrier fait de même » et il termine par cette formule admirable :

 

"Bien-aimée, ainsi est de nous

Ni vous sans moi, ni moi sans vous."

 

Lancelot et Guenièvre : même mécanisme, supprimez Arthur et les rendez-vous secrets dans la forêt et je ne donne pas cher de leur passion qui continue pourtant à nous fasciner.

 

Héloïse et Abélard : ils vont au bout de leur passion, ce qui amène la terrible vengeance qui va s’abattre sur eux.  Désormais séparés dans leur chair, mais jamais dans leurs âmes, ils vont s’aimer par lettres interposées jusqu’à ce que la mort les rassemble dans le même tombeau.  La légende raconte que la dépouille d’Abélard écarta les bras pour accueillir Héloïse.  Sans le chanoine Fulbert, leur destin se serait probablement scellé de la plus conventionnelle des façons.

 

Pour ne pas m’éterniser, je vous livre encore quatre exemples en vrac où vous verrez que la passion ne survit que dans l’adversité : Rodrigue et Chimène ou le déchirement entre amour passionnel et amour filial, Phèdre et Hippolyte ou l’affrontement entre la passion et la morale, Julie et Saint-Preux ou l’impossibilité de la transgression, Anna Karénine et le comte Vronski ou l’enlisement de la passion dans la banalité du quotidien.

 

A notre époque de grande liberté, les obstacles à la passion ne sont plus guère nombreux, car l'amour ne cède plus aux contraintes de la société, mais à ses propres limites.  Les amants ne se heurtent plus aux lois et aux conventions, mais à l'épuisement de leur relation.

 

Tout cela est bien beau et bien intéressant, me direz-vous (enfin, je l’espère), mais quel est le rapport avec Julien et que faire pour ne pas tuer la passion ?  La réponse est toute simple : la passion que nous nourrissons pour Julien ne peut décliner tant que la distance sera infranchissable.  L’amour n’a d’autre choix que de rester chaste et de se développer uniquement sur un mode sublimatoire dans l’étroite lignée de la « fin'amor » précédemment évoquée.  Notre passion pour lui ne pourra que se renforcer au fur et à mesure que grandit sa célébrité, multipliant les obstacles à l’infini.  Julien toujours plus idéalisé, plus inaccessible, voilà la seule voie de la perpétuation de la passion amoureuse.  Faut-il la condamner, tenter de s’en défaire ?  Ici, tout est question d’appréciation personnelle, certaines la ressentiront comme une entrave, un lien pesant qui les empêche d’avancer et de vivre leur vie réelle, d’autres comme le socle essentiel à leur inventivité, la sublimation engendrant un élan créatif.  Qui peut juger ?  Personne, sinon nous-même.

 

Pourrons-nous jamais décider si la passion est un bien ou un mal ?  Je laisse le mot de la fin à Denis Diderot (« Discours sur la poésie dramatique ») : « Les passions détruisent plus de préjugés que la philosophie.  Et comment le mensonge leur résisterait-il ?  Elles ébranlent quelquefois la vérité. »

 

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